MATIÈRE À RÉFLEXION

LES RIVIÈRES INUTILES

Il était une fois, près de Saint-Paulin, en Mauricie, une petite rivière avec une chute magnifique. Pendant de nombreux siècles, l’eau qui se précipitait dans la chute avait patiemment façonné le roc. Le site était d’une beauté à couper le souffle, retentissant de tonnerre, parfumé, grouillant de vie. Un jour (aussi bien dire hier), un homme s’arrêta près de la rivière. Les mains dans les poches, il examina la chute de son oeil sec, hocha pensivement la tête puis s’en alla. Le lendemain, à son retour, l’homme s’empressa de jeter dans la rivière, en amont de la chute, autant de ciment qu’il était nécessaire pour entraver le cours d’eau. Ensuite, notre homme détourna toute l’eau dans une conduite qui disparaissait sous la terre éventrée à coups de bulldozer. Ainsi se termine cette histoire. L’homme avait tué la chute. Il n’en restait qu’un filet d’eau muet, égaré entre les parois de roc. D’un seul geste, l’homme avait à jamais supprimé la beauté, elle qui avait bien mille fois son âge.

J’enrage de voir avec quelle désinvolture on permet à quelques individus - ou sociétés - de s’approprier impunément notre patrimoine à seules fins de profit. Je n’ai rien contre le progrès, dois-je le dire, à la condition qu’il ne se transforme pas en rouleau compresseur. Je n’ignore pas que, pour vivre, on doive prendre la vie de plantes, d’arbres, d’animaux et même de rivières. Mais procédé à des coupes à blanc ou semer des barrages dans tous les coins du pays, c’est faire preuve de violence inconsidérée, de déraison, comme quelqu’un qui met le feu à sa maison parce qu’il a froid. Une fois encore - c’est dans l’air du temps - , c’est donner toute primauté à l’économie sur le patrimoine, aux intérêts privés sur ceux de la collectivité, à l’utilitaire sur le beau.

La nature n’est pas notre esclave : comme n’importe quel être, elle n’appartient à personne et demande à être affranchie. Arrêtons de l’éventrer à coups de bulldozer et faisons plutôt d’elle notre alliée. Respectons-la. Ménageons-la. Ménageons-nous par le fait même. (Faudra-t-il une charte des droits et libertés de la nature ?)

Tant qu’elle ne produit aucun revenu, la nature est aujourd’hui considérée comme une non-valeur. Par exemple, on dit d’une forêt ou d’une mine qu’elle est encore «inexploitée» comme on dirait qu’elle est «inutile». Ainsi donc, voici venu le temps des rivières inutiles, et je frémis pour chaque cascade désormais convoitée de mon pays.

Par : François Matteau
Extrait du journal Le Devoir

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